Quantcast
Channel: Enquête sur l'homme vivant » Normes
Viewing all articles
Browse latest Browse all 4

Entre normes et valeurs, les discours balancent-ils ?

$
0
0

J’ai participé en novembre dernier à une séance du laboratoire Junior intitulée « Réflexions autour des  normes ». Barthélemy Durrive y présentait une discussion sur la frontière entre « normal et pathologique » et sur la relation entre « norme biologique et loi biologique », à partir d’une lecture des textes de Canguilhem. Julie Henry avait quant à elle choisi de réfléchir aux sens des dérivés « normal, normalisé, normatif, anormal, anomal ».

Partant de réflexions issues d’entretiens menés dans le cadre de mon travail de thèse, portant notamment sur les discours que des doctorants en biologie portent sur leur pratique de recherche[1], j’avais de mon côté entrepris de questionner la relation entre normes et valeurs, à partir de deux principales questions :

Est-il seulement possible de distinguer dans les discours ce qui relève des normes et ce qui relèvent des valeurs ? Est-on même en mesure, conceptuellement, de distinguer clairement les unes des autres ?

Des frontières floues entre les concepts

Si l’on part de trois exemples de recherches prenant les normes et les valeurs pour objet, et cherchant  parfois à les définir, on s’aperçoit rapidement que les frontières sont ténues et que les termes sont souvent interchangeables.

Ainsi, dans une étude portant sur l’éducation civique, François Audigier[2] va définir les valeurs comme « des références morales et éthiques qui instruisent un jugement sur l’homme et la société, qui sont fondées sur lui ». Les valeurs seraient dès lors des références, qui mènent aux jugements de valeurs au sujet de comportements ou d’une société. Si les valeurs fonctionnent comme des critères de référence, qu’est-ce qui les distinguent dès lors de la notion de norme ?

Une autre définition des valeurs nous est proposée par Durandin, dans le cadre d’une analyse des discours de propagande [3]. Elles seraient  ainsi : « les critères du désirable propres à une société donnée ». Le terme de « contre-valeurs » est utilisé par le même auteur pour désigner à l’inverse « les critères du haïssable ».

Considérons à présent ce que nous dit la sociologie des sciences de Merton, qui a travaillé sur les normes de la science, notamment dans une perspective instititutionnelle (sociologie institutionnelle de la science). Merton a porté une attention particulière aux «  normes de comportement, les habitudes sociales et professionnelles, les valeurs et les idées qui guident les comportements des scientifiques. »[4]. Or on voit dans cette approche que normes et valeurs sont étudiées en bloc, en tant que « guides » du comportement, voire ce à quoi les scientifiques cherchent ou doivent se conformer. Ce que Merton tente d’identifier et de décrire, ce sont d’une certaine manière les valeurs (puisqu’elles sont considérées comme désirables par les chercheurs) qui sont défendues par la communauté scientifique, et qu’il qualifiera de normes. Il les appellera même  « normes éthiques »[5], liées à des impératifs moraux[6].

La pertinence d’une distinction selon la question de recherche

Pourtant, et dans la mesure où j’essaye d’appréhender, dans les discours, comment les acteurs expriment des valeurs et s’approprient des normes, j’ai d’abord été amenée à souhaiter distinguer d’une part ce qui est de l’ordre de la valeur individuelle ou de la valeur collective, de ce que l’on peut appeler les « normes de comportement »[7] ; d’autre part ce qui peut relever de la norme incorporée (proche de l’habitus bourdieusien) du conflit de norme qui amène à la conscientisation des valeurs individuelles, du fait même qu’elles sont contrariées par la norme collective et/ou institutionnalisée. On pourrait même, en poursuivant ce type de questionnement, se demander quelle est l’articulation entre valeurs explicites (déclarées, énoncées), valeurs implicites et normes.

Mais ces distinctions permettent-elles de répondre à la question de recherche  au centre du travail de thèse  qui les a initiées ? N’est-on pas au contraire en train de s’en éloigner par des détours terminologiques ?[8]


Tout dépendrait en fait bien du problème que l’on veut résoudre avec ces deux concepts :
il paraîtrait en effet artificiel de souhaiter distinguer précisément les deux, si le rôle joué par les normes et valeurs dans les discours est, sinon le même, du moins similaire. Car c’est bien ce qui nous intéresse : comment (pour dire quoi ?) les valeurs et les normes sont-elles mobilisées dans les entretiens par les doctorants amenés à construire un discours sur eux-mêmes et sur leur pratique de recherche ?

Il ne s’agit pas de caractériser les doctorants par les valeurs et normes auxquelles ils adhèreraient individuellement ou collectivement, en se référant par exemple à une “liste type” de valeurs . Il ne s’agit pas non plus de confondre « discours sur » avec les normes et valeurs effectives (ou « valeurs en vigueur ») de la pratique de recherche en biologie expérimentale, mais bien de prendre les discours pour eux-mêmes, dans une approche communicationnelle. Il ne s’agit enfin pas de confronter ce qui est dit à ce qui est fait, dans l’idée de dénoncer l’inadéquation potentielle entre ce qui serait dit et ce qui serait fait dans la pratique.

Nous cherchons bien à considérer la relation aux normes et aux valeurs exprimée dans les discours, et non pas les valeurs ou les normes en elles-mêmes.


[1] Recherche menée en sciences de l’information et de la communication.

[2] Audigier François. Enseigner la société, transmettre des valeurs. In : Revue française de pédagogie. Volume 94 N°1, 1991. pp. 37-48.

[3] Joyeux B., Cavé F., Durandin G., Feertchak H., Méthode d’étude des valeurs dans les messages de propagande. In : L’année psychologique. 1979 vol. n°79, n°1. pp. 181-195.

[4] D. Vinck, Sciences et société – Sociologie du travail scientifique, Ed. Armand Colin, Paris : 2007. (Plus d’informations)

[5] Les normes de Merton : l’universalisme, le communalisme, le désintéressement, le scepticisme organisé. Elles seront complétées plus tard par Merton et ses disciples avec les normes d’originalité, d’humilité, de rationalité, de neutralité émotionnelle et d’individualisme. Merton fut par la suite critiqué pour avoir confondu un discours sur une pratique, voire un idéal de cette pratique ou sa légitimation dans les textes de scientifiques  qu’il étudie, et qu’il appelle “ethos de la science“, avec les normes “effectives” de la pratique scientifique.

[6] Julie Henry a posé à ce sujet les questions suivantes :  les normes ne sont-elles pas forcément associées à un comportement ? Ou pour le formuler autrement, parle-t-on de normes uniquement si elles s’associent d’un comportement (y compris pour les normes éthiques) ?

[7] On touche ici à la question de l’idéal mis à l’épreuve dans la confrontation entre un comportement désiré (du fait de l’adhésion à certaines valeurs) confronté au comportement effectif, voire normal ou normalisé, d’un groupe, d’un collectif.

[8] Merci à Thibault Rioufreyt pour ses très justes remarques à ce sujet.

Mélodie Faury

Études de sciences (STS) Doctorante en sciences de l'information et de la communication dans l'équipe C2So ("Communication, Culture et Société") du Centre Norbert Elias. Co-responsable du laboratoire Junior interdisciplinaire "Enquête sur l'homme vivant" de l'ENS de Lyon. Mon travail de thèse porte sur le rapport identitaire et culturel des scientifiques aux sciences, et notamment sur les pratiques de communication dans les pratiques de recherche. Dans le cadre du laboratoire Junior "Enquête sur l'homme vivant", je m''intéresse particulièrement aux conditions de possibilité du dialogue interdisciplinaire et à la place de la réflexivité dans les démarches de recherches. Carnet de thèse : infusoir.hypotheses.org Carnet de recherche collectif du laboratoire Junior : ehvi.hypotheses.org

More Posts


Viewing all articles
Browse latest Browse all 4

Latest Images





Latest Images